La Double Surprise des Télécoms

Publié par la revue Commentaire le 16 mars 2012

En 2000, il y a seulement 12 ans, le monde occidental régnait en maître sur l’industrie des équipements des télécoms. Ses grands champions se partageaient le marché mondial. Mieux, et fait rare dans la high-tech, l’Europe avait rattrapé son retard sur les États-Unis ; les technologies européennes (2G, 3G…) avaient conquis le monde entier.

Aujourd’hui, ce monde a changé : sur les 8 champions occidentaux de l’année 2000, il en reste deux solides et deux très fragiles. Les autres ont fait faillite ou sont sortis de ce marché. En revanche, deux parfaits inconnus, Chinois, sont devenus des champions mondiaux.

Comment l’Europe et les États-Unis ont-ils perdu leur monopole technologique ? Comment les États-Unis font-ils face ? Quelles sont les conséquences de ce bouleversement l’Europe et son industrie ? Quelles sont les pistes pour donner à l’Europe toutes ses chances en matière d’innovation ?

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Un succès industriel européen

Historiquement, les télécoms sont nées aux États-Unis à la fin du XIXème siècle. Pendant l’essentiel du XXème siècle, les entreprises nord-américaines ont gardé un leadership technologique et industriel incontesté. Symboles de ce succès, les Bell Labs, créés en 1925 près de New York, honorés de 7 Prix Nobels, sont à l’origine du transistor, du laser, des fibres optiques, des technologies mobiles, de plusieurs langages informatiques…

Pourtant, en 2000, il y a une première surprise : l’Europe a mieux que rattrapé son retard. En effet, les technologies de télécoms mobiles d’origine européenne (GSM puis UMTS) se sont imposées dans le monde entier, de l’Asie à l’Amérique du Sud, et ont même pénétré le territoire américain face aux standards américains concurrents. Mieux, les champions européens comme Alcatel, Siemens, Ericsson et Nokia se sont projetés dans le monde avec succès et réalisent un chiffre d’affaires mondial de près de 80 milliards d’euros[1], à peu près à parité avec les champions nord-américains Nortel, Lucent, Cisco et Motorola.

Ce succès de l’Europe dans le domaine des « hautes technologies » est rare : il suffit de le comparer à la domination incontestée des américains sur l’informatique mondiale (IBM, HP, Microsoft, Dell, Oracle…) pour s’en rendre compte. Comment l’Europe a-t-elle donc réussi dans les télécoms dans les années 80 et 90 ?

Trois facteurs sont à l’origine de ce succès industriel européen :

En premier lieu, des filières nationales associant de manière intime État, opérateur national et industriel. Ministère des télécoms, France Télécom et Alcatel en France, ou leurs équivalents allemands avec Deutsche Telekom et Siemens en Allemagne. Des filières richement dotées en recherche et développement (R&D), mais assises sur des marchés nationaux trop étroits pour exister à l’échelle mondiale.

Un deuxième facteur joue alors un rôle essentiel : une stratégie européenne très bien menée. Tout d’abord, les opérateurs et les industriels s’associent pour définir ensemble des normes nouvelles, le GSM pour la téléphonie mobile, puis l’UMTS pour l’internet mobile. Ensuite la Commission européenne et les États de l’Union engagent un vaste mouvement d’ouverture des marchés nationaux, de normalisation et d’attribution de fréquences. Des règles communes de fonctionnement des marchés permettent l’émergence d’opérateurs de taille européenne comme Vodafone, Deutsche Telekom ou Orange ; des fréquences nouvelles et harmonisées sont attribuées à ces nouveaux services prometteurs ; des normes techniques communes permettent des économies d’échelle qui font fortement baisser le prix des services mobiles, pour la plus grande joie des consommateurs qui s’équipent massivement en téléphones portables. Toutes ces politiques européennes vont susciter, dans les années 1990, un cycle vertueux d’investissements et de succès commerciaux bien au-delà des espérances de leurs initiateurs.

En troisième lieu, les industriels européens profitent de ce marché intérieur en plein boom pour se projeter à l’international et conquérir les marchés mondiaux séduits par le succès du téléphone mobile en Europe. En résumé, un vrai succès d’une politique industrielle européenne qui ne dit pas son nom mais réussit discrètement et efficacement. Un exemple passionnant pour ceux qui souhaitent l’émergence d’une telle politique industrielle à l’échelle de l’Europe.

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La Chine dépasse le monde occidental en innovation

La « photo » de l’industrie des télécoms en 2000 est donc principalement occidentale. Quatre nord-américains et quatre européens se partagent un marché mondial de 150 à 200 milliards d’euros annuels. Dix ans plus tard, deuxième surprise, le monde a changé :
  • Alcatel et Lucent, tous deux en grande difficulté, fusionnent leurs activités en 2006, et passent ensemble de 60 milliards d’euros en 2000 à 15 milliards en 2010 – une division par 4 à périmètre constant et la suppression de près de plus de 150 000 emplois qualifiés) ;
  • Nokia et Siemens fusionnent en 2006 leurs activités d’équipements, également en difficulté, cherchent peu après à céder leur filiale commune sans succès. Ils viennent d’annoncer 15 000 suppressions d’emplois supplémentaires fin 2011 ;
  • Nortel (32 milliards d’euros en 2000, le leader qu’il fallait imiter) fait faillite en 2009 ;
  • Motorola (icône des technologies aux US) cède ses activités d’équipements de télécoms en 2010 à Nokia-Siemens Networks, et ses activités de terminaux mobiles à Google en 2011 ;
  • Le chinois Huawei, encore inconnu du grand public, passe de 3 milliards d’euros en 2000 à 21 milliards en 2010. Il est suivi par un autre chinois, ZTE, parti de rien, qui atteint déjà 7 milliards d’euros en 2010.
Bref, la « photo » de 2010 est différente : deux occidentaux encore solides (le suédois Ericsson, l’américain Cisco), deux chinois conquérants (Huawei et ZTE), deux occidentaux en difficulté (Alcatel-Lucent et Nokia-Siemens).

Beaucoup plus intéressantes que ce contraste entre deux instantanés, les causes de ce bouleversement méritent d’être étudiées.

Au début des années 2000, les concurrents chinois sont perçus, avec condescendance, comme des copieurs à bas coûts sans génie. Bien sûr, ils copient les technologies occidentales et profitent des faibles coûts de main d’œuvre chinoise pour faire baisser les prix. Mais on considère que jamais ils ne rattraperont la compétence et la capacité d’innovation américaine ou européenne.  La réaction des occidentaux est logique : il leur suffit de transférer en Chine la production, un peu de R&D secondaire, et ils retrouveront une position concurrentielle confortable. Pourtant, les prix continuent de baisser plus vite que prévu, au point qu’un leader dominant sur un segment donné, disposant de 40% de parts de marché mondial, loin devant le second, finit par perdre de l’argent lui aussi sur ce qui aurait dû être sa vache à lait !

Puis, vers 2007 – 2008, les opérateurs de télécoms commencent à informer discrètement les industriels occidentaux que les produits de Huawei sont en avance. Moins chers, bien sûr, mais surtout en avance en matière de performances et d’innovation. Commentaire d’un grand opérateur européen en 2008 : les chinois vous battent à la loyale, en mettant plus d’ingénieurs en ligne. Là où Huawei met 1000 ingénieurs, les occidentaux chipotent entre 280 et 310. Commentaire d’un grand opérateur américain en 2009 : les produits chinois sont 50% moins chers et un an en avance sur les produits occidentaux; est-ce que la sécurité nationale justifie un surcoût de 100% pour des produits moins bons ?

Le plus intéressant dans cette histoire, c’est que les occidentaux n’ont rien vu venir. À aucun moment, entre 2000 et 2007, il n’y a eu de parole publique ou privée de responsables industriels américains ou européens pour s’inquiéter des progrès technologiques chinois. Les coûts plus bas, les financements publics, les marchés protégés, les méthodes agressives à l’exportation, tous les arguments entendus à cette époque portaient sur une concurrence faussée ou des avantages compétitifs provisoires. Jamais sur le cœur du problème, à savoir la capacité d’innovation. Comment expliquer cet aveuglement collectif, alors même que l’innovation est le seul vrai moteur de cette industrie high-tech ?

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L'Europe plus exposée que les États-Unis

L’innovation est la clef de cette industrie des télécoms, comme de la plupart des industries high-tech et plus largement des industries dites d’avenir, celles qui inventent les produits de demain et sur lesquels les pays peuvent construire leurs excédents et l’amélioration de leurs niveaux de vie. Les industriels des télécoms dépensent environ 15% de leur chiffre d’affaires en recherche et développement (R&D). Ce niveau est très élevé par rapport à la plupart des industries traditionnelles (2 à 5% ?), probablement égalé uniquement par l’industrie pharmaceutique.

Pour bien comprendre ce qui se joue en ce moment, il faut distinguer ce que les économistes appellent innovation de rupture et innovation incrémentale. L’innovation de rupture, c’est l’invention d’un nouveau produit ou d’un nouveau service. L’innovation incrémentale, c’est le l’amélioration d’un produit sur une trajectoire technologique prévisible. Cette distinction est particulièrement pertinente pour comprendre les évolutions des télécoms depuis 10 ans, et la place particulière de l’Europe.

L’innovation de rupture est typiquement le domaine d’excellence des États-Unis. L’iPhone de Steve Jobs en est une illustration parfaite. En 2007, Nokia était le leader incontesté des téléphones portables, avec près de 40% de part de marché mondial. S’appuyant sur une maîtrise inégalée des innovations incrémentales (technologies 2G, 3G…), Nokia avait conquis une position apparemment inexpugnable.

Fin 2007, Apple sort l’iPhone et crée une rupture brutale dans l’usage du mobile. Il ne s’agit pas d’une avancée stricto sensu dans la technologie mobile, mais d’un perfectionnisme inégalé à l'époque dans la qualité de l’ergonomie et dans l'innovation d'usage. L’iPhone révolutionne l’expérience de la mobilité pour des centaines de millions de consommateurs émerveillés et bouleverse l’industrie des téléphones portables. Pendant les quatre années qui suivent l’apparition de l’iPhone, de 2007 à 2011, la capitalisation boursière d’Apple croît de 90 à 360 milliards d’euros, tandis que celle de Nokia chute de 150 à 22 milliards d’euros.

Cette illustration du leadership américain en matière d’innovation de rupture ne s’arrête pas là. Google, créé en 1998 à San Francisco, invente un nouvel usage des réseaux de télécoms, capte une large part de la valeur qu’en tiraient historiquement les opérateurs de télécoms comme at&t et France Telecom, et vaut aujourd’hui plus de 200 milliards de dollars en bourse. Rien d’équivalent en Europe. Facebook, créé en 2004 à Boston, invente encore un nouvel usage des réseaux de télécoms, attire 750 millions « d’amis », et vaut aujourd’hui probablement plus de 100 milliards de dollars avant toute introduction en bourse. Rien d’équivalent en Europe.

Ainsi, les États-Unis ont subi de plein fouet la montée en puissance des industriels chinois en télécoms : ils perdent dans les années 2000 Lucent, Nortel et Motorola, champions des années 1990 en innovation incrémentale. Mais dans la même période, ils permettent la création de Google, de Facebook et de l’iPhone. Ils savent compenser la mortalité en innovation incrémentale par la natalité en innovation de rupture. Ce n’est pas le cas en Europe.

L’Europe a pris un retard technologique important à l’occasion des deux guerres mondiales, mais a su redevenir une puissance industrielle dès les « trente glorieuses » en se spécialisant dans les industries à innovation incrémentale : automobile, aéronautique, production d’énergie, machine-outil, télécommunications… Des domaines où la trajectoire technologique est relativement prévisible, où il importe d’aligner des milliers d’ingénieurs de grande qualité pour concevoir un avion gros porteur comme l’A380, une centrale nucléaire comme l’EPR ou un réseau de télécoms mobiles à haut débit comme la 3G.

L’expérience de l’industrie des télécoms nous montre de manière convaincante que la Chine a les moyens et l’ambition de se positionner sur les industries à innovation incrémentale. Lorsqu’il faut organiser une R&D lourde et complexe, faire travailler ensemble des milliers d’ingénieurs sur des projets de plusieurs années, investir des milliards d’euros tous les ans en innovation[2], Huawei a démontré qu’un industriel chinois pouvait rattraper et dépasser l’industrie occidentale en moins de 10 ans.

On peut évidemment s’interroger sur la capacité d’autres industriels chinois à reproduire l’expérience dans des domaines d’excellence traditionnels de la France et de l’Europe. On entend que les EPR d’Areva en construction en France et en Finlande accusent des retards et des surcoûts importants, tandis que deux EPR du même Areva en Chine sont, dit-on, en cours de construction dans les délais et dans les budgets. Un spécialiste du secteur automobile montre que la capitalisation boursière des constructeurs français, déjà loin derrière celle des japonais, américains et allemands, est récemment passée derrière celle des constructeurs chinois et indiens. Un professionnel de l’énergie explique que les meilleurs industriels d’énergies renouvelables (solaire et éolien) ne sont désormais plus allemands ou danois, mais chinois. En matière d’énergie renouvelable, les subventions publiques européennes risquent donc d’enrichir pour partie des industriels chinois.

L’exemple de l’industrie des télécoms n’est peut-être qu’une illustration d’un risque qu’il faut savoir analyser et combattre : si l’Europe, traditionnellement positionnée sur les industries à innovation incrémentale, voit ses sources de richesses contestées efficacement par des industriels asiatiques et notamment chinois, il convient de trouver les moyens de retrouver notre capacité de leadership en innovation. Face aux États-Unis dans l’innovation de rupture, face à des acteurs émergents dans l’innovation incrémentale.

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L'innovation de rupture en Europe

Commençons par l’innovation de rupture. Pourquoi l’Europe n’est-elle pas capable de susciter des success stories comme Microsoft, Apple, Google, Facebook ? Les principaux facteurs de l’innovation sont pourtant présents en Europe : une formation d’ingénieurs de très grande qualité, des centres de compétence universitaires ou industriels à la pointe de la technologie, des capitaux largement disponibles, des infrastructures solides, une grande sécurité juridique, le plus grand marché intérieur du monde… Où est donc le problème ? Commençons par des exemples concrets et réels.

Lorsqu’une grande entreprise internationale doit réduire ses effectifs, elle connaît par expérience les coûts que cela génère dans les différentes zones du globe. Dans les pays émergents comme la Chine ou l’Inde, à peu près rien. Aux États-Unis ou au Royaume Uni, 25 000 à 40 000 € par personne. En Europe continentale, 100 000 € par personne pour des activités industrielles peu qualifiées, 150 000 à 200 000 € par personne pour des activités de R&D très qualifiées. Ces coûts proviennent, pour une partie limitée, des indemnités versées aux salariés licenciés mais, pour une plus grande part, ils découlent du fonctionnement à perte des activités pendant les 9, 12 ou 18 mois de délais nécessaires à la mise en œuvre des réduction d’effectifs.

Précisons tout de suite qu’il ne s’agit en rien d’une spécificité française, et que les coûts et les délais sont similaires en Italie, Belgique, Espagne ou Pays Bas, et plutôt plus élevés en Allemagne.

Prenons l’exemple d’une activité prometteuse en 2005 comme le Wimax. Un industriel doit investir environ 100 m€ de R&D par an pour développer cette nouvelle technologie haut débit sans fil, soit 1000 ingénieurs coûtant en moyenne 100 000 € par an en Europe (plus aux États-Unis, moins en Chine ou en Inde, mais ces différences ne sont plus déterminantes ici). En 2008, catastrophe, les États-Unis accélèrent la mise en place d’une technologie concurrente, la 3G LTE, si bien que les perspectives du Wimax s’effondrent. Licencier les 1000 ingénieurs en Europe continentale coûte 150 m€, contre presque rien dans le reste du monde. Quel dirigeant va prendre le risque en 2005 d’investir en Europe sur une technologie encore incertaine ? S’il a le choix, s’il dirige une entreprise mondiale qui dispose également de centres de recherche en Chine, en Inde ou aux États-Unis, il va évidemment interdire tout recrutement en Europe.

Prenons un autre exemple : une grande entreprise internationale veut racheter une start-up pour acquérir une technologie nouvelle et prometteuse, mais qu’elle n’a pas vu venir ou pas su développer en interne. Deux start-ups prometteuses sont identifiées : la première en France, à Sophia Antipolis (près de Nice) ; la deuxième dans la Silicon Valley en Californie. Même taille, 50 ingénieurs environ, mais une réelle avance technologique pour la start-up française. Pourtant c’est sa concurrente américaine qui est rachetée - chère. Pour une simple raison : si cette technologie est un échec, le licenciement de 50 ingénieurs en France coûtera 5 à 10 m€ de plus qu’aux États-Unis. Cela n’en vaut pas la peine.

En résumé, pour une entreprise de technologies de taille mondiale, recruter des ingénieurs en Europe continentale est économiquement illogique, investir dans une start-up en Europe continentale est également économiquement illogique. En conséquence, les recrutements dans cette région du monde sont simplement interdits. Toutes les acquisitions – nombreuses – de start-up innovantes sont réalisées hors d’Europe continentale.

Revenons à l’innovation de rupture. Par essence, il s’agit d’activités risquées, dont personne ne peut prévoir le succès. En matière de technologies de pointe, une grande entreprise doit investir dans 4 ou 5 domaines pour espérer réussir dans l’un d’eux. Pour qu’une start-up réussisse (c'est-à-dire qu’elle lève des capitaux pour grossir ou qu’elle soit rachetée par un grand du secteur), il faut que 20 ou 100 échouent en parallèle. Sur des activités aussi volatiles que l’innovation de rupture, il est déraisonnable pour une grande entreprise mondiale d’investir en Europe, il est également déraisonnable pour un fonds de capital-risque d’investir dans des start-ups en Europe, du simple fait que le coût de l’échec est nettement plus élevé qu’ailleurs dans le monde. Donc l’innovation de rupture se fait ailleurs.

Revenons à l’exemple de l’iPhone. Steve Jobs a réussi son innovation de rupture en rachetant des start-up sur des éléments essentiels de son produit, comme l’écran tactile, l’appareil photo de grande qualité, la reconnaissance vocale. Donc il a enrichi les fonds de capital-risque qui ont financé ces investissements et qui remettront logiquement de l’argent sur d’autres start-ups à risque aux États-Unis. Mais pas en Europe. Beaucoup s’étonnent de la faiblesse du financement de l’innovation par le capital-risque en Europe. Si nous levons ce verrou du coût de l’échec, l’argent viendra mécaniquement financer l’innovation de rupture en Europe.

En outre, nous avons, comme les États-Unis, une difficulté évidente pour être compétitifs sur le coût du travail. La production et la R&D seront durablement moins chères en Chine et en Inde qu’en Europe. Les États-Unis compensent ce handicap en étant plus rapides dans l’innovation de rupture. Nous avons sans doute besoin de faire de même pour être présents sur les industries de demain, la high-tech bien sûr, mais aussi la biotechnologie, la santé, les nanotechnologies…

Mais nous touchons ici au cœur du modèle social européen : protection des salariés contre la précarité de l’emploi, négociations avec les syndicats pour tout plan de licenciement, indemnités pour ceux qui partent, financement de leur formation à de nouvelles compétences, voire financement de la ré-industrialisation des sites. Ces préoccupations sont légitimes et même essentielles au maintien d’une adhésion collective au fonctionnement brutal des marchés.

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Innovation de rupture et modèle social

Alors, que faut-il faire ? Deux choix semblent possibles : assumer notre modèle social, ou le faire évoluer.

Assumer notre modèle social, c’est prendre conscience que les protections en place pour les salariés dans toute l’Europe continentale rendent peu crédible le retour de l’Europe à des innovations de rupture à la manière des États-Unis, ou peut-être demain de l’Inde ou de la Chine. Dans ce cas, il faut assumer ce positionnement dans la compétition mondiale et mettre tous nos efforts sur le développement de l’innovation incrémentale. En clair, mettre les moyens publics sur des secteurs à trajectoire technologique à peu près prévisible, avec des grands groupes déjà puissants et des filières de PME déjà constituées, et mettre moins d’efforts sur les start-up innovantes et sur les secteurs à forte volatilité de marchés comme la high-tech. Ce seraient des politiques plus efficaces qu’aujourd’hui, mais quel responsable politique est prêt à assumer de tels choix qui ressemblent à du renoncement ?

Faire évoluer notre modèle social, c’est lever les protections sociales pour les secteurs et les compétences qui sont face à une très grande volatilité des marchés. Est-il logique de protéger des ingénieurs très qualifiés, payés plus de 100 000 € par an et qui retrouveront assez facilement un travail ? Pourquoi demander aux entreprises qui les emploient de les garder 9 ou 12 mois sur des missions devenues inutiles ? Pourquoi leur octroyer de généreuses indemnités de licenciement et leur offrir deux ans d’assurance chômage, alors qu’ils ont les compétences requises pour être immédiatement productifs dans une autre entreprise ou pour créer leur propre start-up innovante ?

Une telle réforme serait à la fois juste et efficace, mais on imagine les difficultés, pour des responsables politiques, à trouver le chemin d’une telle évolution sans effrayer les partenaires sociaux et les salariés du pays, qui y verraient un début de remise en cause du modèle social auquel tous sont profondément attachés.

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L'approfondissement du marché intérieur

Passons aux innovations incrémentales, et revenons sur l’industrie des télécoms, qui nous en fournit une illustration riche de pistes intéressantes. L’approfondissement du marché intérieur est une première voie naturelle ; la concentration et la spécialisation en Europe en est une autre prometteuse ; enfin certaines formes de protectionnisme et d’alliances nouvelles méritent d’être discutées, notamment au vu des débats politiques en cours sur la « démondialisation ».

Depuis les années 1980, l’Europe a cherché à renforcer sa puissance économique par la création, puis l’approfondissement de son « marché intérieur », c'est-à-dire par l’harmonisation des règles de fonctionnement des marchés nationaux et la création d’un grand marché européen aussi fluide que possible pour les biens et les services. En effet, un marché de 500 millions de consommateurs à haut niveau de vie est un atout considérable pour des industries à innovation incrémentale. C’est cette stratégie qui, appliquée aux télécoms, a permis l’émergence d’une industrie européenne puissante et conquérante à la fin des années 1990, comme présenté plus haut.

Une partie des retards de l’Europe dans les années 2000 est justement due à une mise en œuvre de cette stratégie devenue plus difficile. Pour la nouvelle génération de télécoms mobiles, la 4G, il fallait libérer des fréquences dites « en or », attribuées historiquement à la télévision, et donc très dépendantes des jeux politiques nationaux. Les États-Unis ont pu attribuer des fréquences « en or » dès 2008, et les services sont déjà commercialisés en 2011, tandis que l’Europe avance en ordre dispersé et donc en retard : attribution des fréquences « en or » en 2010 en Allemagne, fin 2011 en France, peut-être en 2012 au Royaume Uni. Trois ou quatre ans de retard, dans ce domaine, c’est considérable.

Cette plus grande intégration du marché européen, cet approfondissement de la stratégie « Delors / Lamy » des années 1980 et 1990 serait donc évidemment bénéfique à l’ensemble de l’industrie européenne des télécoms. C’est nécessaire, mais pas suffisant. En effet, un marché intérieur est d’autant plus utile qu’il « pèse » lourd par rapport au reste du monde. Or la croissance rapide des pays émergents réduit mécaniquement le poids du marché européen. De 2005 à 2010, le PIB européen est passé de 30% à 25% du PIB mondial. C’est encore beaucoup, mais on peut s’interroger sur l’impact d’un marché intérieur sans doute à moins de 20% du PIB mondial dans quelques années si les trajectoires de croissance actuelles se poursuivent. Nécessaire, mais pas suffisant donc.

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Accompagner la concentration

Une deuxième piste est celle de la concentration. Dans les industries à innovation incrémentale, il est primordial d’aligner plus de divisions de cavalerie que les concurrents, c'est-à-dire plus d’ingénieurs en R&D. La taille est donc un élément crucial. L’Europe n’a plus la dimension pour avoir plusieurs champions nationaux comme dans les années 1980 : Siemens en Allemagne, Ericsson en Suède, Alcatel en France, Marconi au Royaume Uni, Nokia en Finlande...

Industriellement, il serait donc logique de poursuivre la concentration des dernières années pour arriver à un ou deux champions. Au vu des positions actuelles (mais dans ce monde tout peut changer très vite), les candidats naturels sont Ericsson pour les équipements de réseau (encore leader mondial des équipements mobiles) et Nokia pour les terminaux mobiles. Tous derrière les Scandinaves donc ?

C’est là qu’on commence à tester la réalité de la solidarité européenne. Dans un monde idéal, il faudrait que la Chancellerie fédérale à Berlin soit à même de passer un coup de fil discret à Deutsche Telekom pour soutenir un Finlandais face à un Coréen, que le ministère de la défense français octroie en confiance des contrats à un Suédois pour les télécoms militaires de demain, que le gouvernement Italien apporte ses aides à l’exportation à Ericsson pour un contrat en Inde… Science-fiction ? Pas tant que cela, les principaux pays européens ont su tisser des liens de solidarité réels en matière d’aéronautique ou de défense, et les contraintes de concentration dans de nombreux secteurs industriels vont sans doute accélérer ce mouvement, si l’Europe ne se défait pas pour cause de tensions sur l’euro.

Concentration rime donc avec spécialisation européenne et solidarité : aux Scandinaves les télécoms, aux Allemands les machines-outils, aux Français… Nous arrêterons là la description, car nous sortons du domaine des télécoms, mais le lecteur aura compris l’idée générale et les difficultés à surmonter pour mettre en œuvre une solidarité réelle (pourtant nécessaire) à l’échelle européenne.

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La protection des marchés

Après l’intégration et la spécialisation, testons une idée un peu plus risquée, celle du protectionnisme. Idée par nature polémique puisqu’elle est contraire aux principes qui guident l’Europe depuis 1958 (construite sur l’ouverture des marchés nationaux), contraire aux accords de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) signés en 1994, contraire aux analyses des économistes calculant la croissance tirée du libre-échange, contraire aux convictions des historiens constatant les désastres engendrés par le protectionnisme des années 1930.

Pourtant les télécoms sont un exemple intéressant, car deux continents pratiquent déjà une certaine forme de protectionnisme : la Chine, bien que très ouverte aux industriels occidentaux, a toujours su préserver la part de marché de ses champions nationaux auprès des principaux opérateurs de télécoms chinois. Alcatel en a longtemps bénéficié d’ailleurs, car il était représenté en Chine, depuis les années 1980, par une filiale commune à 50/50 avec une autorité publique chinoise, de manière à être partiellement considéré comme un acteur chinois par les autorités politiques.

Plus original, les États-Unis pratiquent également une certaine forme de protectionnisme : les équipements des industriels chinois n’ont jamais pu être vendus sur ce continent ; en effet, le gouvernement américain considère que les télécoms sont un élément important de la sécurité nationale, et préfère que les industriels chinois ne puissent pas discrètement écouter les conversations entre américains, voir couper les communications aux États-Unis en cas de crise grave. Préoccupation qui n’a pas atteint les pays européens pour le moment.

Le plus surprenant de cette situation, c’est que ce protectionnisme n’a pas empêché les industriels américains de souffrir plus que les européens ces dix dernières années : sur les quatre champions nord-américains de 2000, un seul est aujourd’hui indépendant. Les industriels qui profitent le plus de cette situation, garante de prix très supérieurs au reste du monde, sont actuellement Cisco, Ericsson et Alcatel-Lucent, soit un américain, un suédois et un franco-américain basé à Paris. Le protectionnisme américain profite en priorité aux Européens. Original, non ?

Cette situation intéressante pourrait, sur un plan théorique, ouvrir la voie à des discussions fructueuses entre américains et européens sur l’opportunité de partager certaines orientations : choix conjoints de sécurité des réseaux, souci commun de favoriser les industriels occidentaux, choix de spécialisation mutuelle et de dépendance réciproque…

Si les États-Unis sont sans doute assez ouverts à de telles discussions, leur mise en œuvre à l’échelle de l’Europe se heurterait pour le moment à de réelles difficultés pratiques : quel échelon serait mandaté pour parler sécurité ? Comment faire accepter un niveau de protectionnisme à l’échelle occidentale à de nombreux pays européens sans industrie des télécoms et objectivement plus intéressés à une baisse des prix qu’à une préservation de la capacité d’innovation européenne dans ce domaine ?

Faut-il pour autant baisser les bras ? L’idée d’un élargissement de notre zone de solidarité économique de l’Europe à l’Occident est-elle absurde ? Dans les télécoms, elle aurait une efficacité indiscutable. L’idée est audacieuse et risquée, mais mérite sans doute d’être étudiée.

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L'espoir est permis

L’industrie des télécoms a vécu depuis 10 ans des bouleversements non seulement technologiques mais aussi géographiques aux conséquences intéressantes. Ces bouleversements illustrent une montée en puissance technologique des pays émergents qui fragilise 200 ans de domination occidentale sans partage. Ils mettent en évidence la remise en cause possible des positions de l’Europe en matière d’innovation incrémentale, qui constitue la base de sa puissance industrielle depuis 60 ans.

L’exemple de cette industrie permet d’identifier des pistes pour redonner à la France et à l’Europe une capacité d’innovation de rupture qui lui fait cruellement défaut depuis des décennies face au quasi-monopole américain. Il donne aussi quelques pistes pour préserver la force des industries européennes en matière d’innovation incrémentale pour les années à venir face à la concurrence des pays émergents.

La France et l’Europe ont su se reconstruire et redevenir une puissance industrielle pendant les « Trente Glorieuses ». Elles ont également su rattraper leur retard dans certaines industries et, par exemple dans les télécoms, prendre la tête du peloton mondial dans les années 1990. La France a parfaitement les moyens, avec l’Europe, de relever les nouveaux défis du monde industriel.

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Les Surprises des Télécoms

[1] Chiffre d’affaires estimé d’équipements de réseaux, sans compter les terminaux tels que les téléphones portables. Le chiffre d’affaires estimé des champions nord-américains est de 97 milliards d’euros.
[2] Les dépenses de R&D des grands industriels des télécoms s’élèvent environ à 15% de chiffres d’affaires variant de 15 à 30 milliards d’euros, soit 2 à 4 milliards d’euros d’investissements par an chacun. 

2 commentaires:

  1. Très intéressant, merci.

    Les télécoms et l'aéronautique sont deux bons exemples des réussites passées de l'Europe, le nucléaire et le ferroviaire de la France. Les succès n'ont pas été au rendez-vous pour l'électronique et l'informatique. Pourquoi ? Il me semble qu'on a tenté d'utiliser les même recettes basées sur un rôle très fort de l'Etat. S'agit-il vraiment d'un problème de rupture vs incrémental ? Ou plutôt de cycles de développement qui sont compatibles ou non avec des attentes en matière de ROI ?

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  2. bonjour Olivier
    je partage un point avec toi sur la flexibilité pour la recherche. Nous devrions peut-être ouvrir des expérimentations en matière de droit du travail limitées à des pôles technologiques où nous ambitionnons de faire émerger l'équivalent de la Silicon Valley (ex le plateau de Saclay): nous avons bien fait des zones franches fiscales pour les zones défavorisées. pour le reste d'agissant de l'innovation qui ne résume pas tout le sujet industrie, nous devrions travailler dans 3 directions qui nous distinguent des Chinois : la performance de nos éco-systèmes territoriaux (et leur degré de liberté : l'innovation ce n'est pas seulement la techno mais aussi l'expérimentation, l'innovation ascendante, le travail sur l'usage et le couple produit/service), l'entrepreunariat, le couple technologie -créativité/design. J'ai trouvé hier soir assez déprimant (peut-être réaliste). Peut-être que la France pour retrouver un avenir industreil doit inventer un nouveau monde industriel. a toi

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